La fin du mois est venue siffler la fin d'une époque. Jeudi 30 septembre, les portes du magasin Tati de Barbès, le dernier encore ouvert en France, se sont fermées définitivement.
Pour le XVIIIe arrondissement de Paris, c'est une page qui se tourne, tant l'entreprise familiale a marqué le quartier. Une page longue de 73 ans d'histoire et d'agrandissements, du petit magasin ouvert en 1948 par Jules Ouaki, arrivé de Tunisie quelques années plus tôt, à un lieu XXL brassant tous les milieux, toutes les cultures.
Pour raconter l'épopée Tati, nous avons récupéré auprès des Archives de Paris les plans des locaux, modifiés année après année par les rachats successifs, et des photos d'archives. Grâce à une animation 3D, vous pouvez revivre l'évolution de ce site qui fut un temps le «monument» le plus visité de la capitale.
Il faut remonter à 1948 pour revenir aux origines de Tati. Jules Ouaki, ancien résistant, venu de Tunisie quelques années plus tôt, approche des 33 ans. Au 22 boulevard Rochechouart, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, à côté de la station de métro Barbès, il ouvre sa première boutique. Il y vend alors des vêtements à bas prix.
Nul ne le sait encore, mais cette boutique, alors de 75 m2, deviendra cinquante ans plus tard l’un des plus grands magasins de Paris, rongeant année après année les immeubles d’à côté, devenant même un temps le « monument » le plus visité de la capitale, devant la tour Eiffel.
Les années passent, mais les 75 m2 ne suffisent plus. Le chef d’entreprise voit plus grand et surtout… plus haut. Jules Ouaki investit tout l’immeuble. Ce qui était un hôtel de passe (comme c’est le cas de la plupart des hôtels du quartier à ce moment-là) se transforme en un petit magasin dès 1963. La surface de vente s’étend au 1er et 2e étage et ses m2 triplent. Le 3e étage est lui dédié au personnel.
La méthode est radicale – l’entrepreneur en fera sa marque de fabrique : il fait tomber toutes les cloisons.
Les chambres de l'ancien hôtel disparaissent une à une, laissant la place aux clients de la boutique.
Pour s'agrandir plus encore, Jules Ouaki rachète quelques mois après le bâtiment voisin, le 3 rue Belhomme. Il fait casser les murs qui séparent son magasin historique et sa nouvelle acquisition.
En 1968, Jules Ouaki rachète « l’hôtel franco-belge » (c’est son nom) au 4 boulevard Rochechouart. Là encore, il s’agit d’un hôtel de passe. Le bâtiment est « en très mauvais état », constate à l’époque dans un courrier la direction de l’habitation de la Préfecture de Police. Le rez-de-chaussée, les premier et deuxième étages deviennent une surface de vente. Les niveaux 3, 4 et 5 accueillent eux des bureaux supplémentaires, un réfectoire et un vestiaire pour le personnel.
Les années suivantes, Tati ronge les bâtiments qui l’entourent. À la fin des années 1970, Jules Ouaki aura acheté et transformé le 6 boulevard Rochechouart, mais aussi le 8, le 10, le 18 et le 20. Les murs tombent et, comme c’est encore le cas aujourd’hui, il suffit de monter ou descendre des marches dans le magasin pour changer de bâtiment.
En 1976, Jules Ouaki reçoit même la Légion d’honneur pour avoir « assaini » le quartier de Barbès en supprimant des hôtels de passe pour en faire, sans vraiment le vouloir, un haut lieu touristique et commerçant de la capitale.
Jules Ouaki, créateur du magasin Tati, ici en 1977. Paris-Match/Scoop/Gérard Gery
À cette époque, interrogé par la télévision, Jules Ouaki explique en quelques secondes la recette Tati : « Nous nous en sortons parce que nous faisons un très gros chiffre d’affaires et nous achetons de très fortes quantités avant la saison : nous avons le débit, nous avons la consommation, nous avons la vente… » « Nous achetons nos articles directement à l’étranger (…) par 100 000 et 500 000 pièces. Si (le produit) est plus cher chez d’autres commerçants, c’est qu’il y a plusieurs intermédiaires : l’importateur qui vend au grossiste, ensuite le grossiste vend parfois au demi-grossiste, et ensuite il y a le détaillant… »
En 1978, Jules Ouaki fait poser une passerelle entre son magasin historique du 22 boulevard Rochechouart et le « bloc » d’en face. Elle permet de relier les magasins, mais relève aussi d’un enjeu de sécurité. Il faut dire que le succès de Tati est tel que les trottoirs sont bouchés et que le piéton-consommateur trace sa route… sans faire attention aux voitures. Il s’agit d’un « complément souhaité de sécurité en dégageant au niveau piétonnier un carrefour particulièrement actif », écrit le chef d’entreprise dans un courrier à l’administration pour appuyer son projet.
Les trottoirs sont pris d'assaut par la clientèle de Tati, oligeant l'enseigne à créer une passerelle. Archives de Paris
En 1983, Jules Ouaki décède des suites d’un cancer. Il a développé la marque partout dans la capitale et en province. À Barbès, Tati s’étend alors sur 1 800 m2. Six ans plus tard, en 1986, c’est sa veuve, Éléonore Ouaki, alors aux rênes de l’entreprise, qui finalise l’œuvre « Tati Barbès ».
L’enseigne déloge la brasserie « Paris-Barbès » au 2 boulevard de Rochechouart, à l’angle du boulevard de Barbès, pour s’y agrandir. L’emplacement – où trônent aujourd’hui, à son sommet, les quatre lettres de l’enseigne – est déjà mythique à l’époque : c’est là qu’était installée jusqu’au début des années 1960 la brasserie « Dupont ».
La brasserie Paris-Barbès, au début de années 1980, avant que Tati ne lui succède. Archives de Paris
Le projet est identique aux autres réalisés : casser tous les murs pour agrandir la surface de vente de plus de 600 m2. Mais l’ogre Tati s’est fait des ennemis et des commerçants dénoncent ce énième agrandissement. Le projet est d’abord rejeté, après un « avis défavorable à l’instigation des petites entreprises qui ont prétendu que cette extension apporterait un déséquilibre à l’exercice du commerce de détail traditionnel dans cet arrondissement », comme l’écrit la Mairie de Paris, dans un courrier daté de juin 1986. Tati devra finalement faire appel au ministre chargé du Commerce afin de recevoir l’autorisation. Quelques années après, Tati investira l’ensemble de l’immeuble et installera dans les étages supérieurs des bureaux et d’autres espaces pour le personnel.
Tati est propriétaire de tout l'îlot Tati dès 1986. Archives de Paris
Au fil des années, Tati se développe. Fabien Ouaki, le fils du fondateur, accède aux commandes de l’enseigne en 1991 et se lance dans une politique de diversification. « Chez Tati, t’as tout », qui deviendra le slogan de l’enseigne en 2018, prend tout son sens. À Barbès, chaque nouvelle idée trouve un emplacement. Un mariage ? Tati Mariage, au 5 rue Belhomme, avant de déménager au 26 boulevard de Rochechouart. Des lunettes ? Tati Optic, au 11 rue Belhomme. Des bijoux ? Tati Or, au 24 boulevard Rochechouart. Jusqu’au 42 du même boulevard, où on trouvera le fameux magasin des Marronniers (depuis repris par Gifi), on verra du Tati.
La boutique de Tati dédiée à la bijouterie, Tati Or. LP/Philippe Lenglin
Ce sont les années d’or pour Tati qui exporte Barbès aux quatre coins du monde avec une même promesse : des prix bas. En 1998, on peut même aller chez Tati sur la Cinquième Avenue de New York, les « Champs-Élysées » américains, l’une des avenues les plus chères du monde. « J’en ai assez que mes enfants me disent toute la journée On va chez McDo, On va chez Mcdo (…), racontait à l’époque Fabien Ouaki à la télévision. J’ai envie demain que les jeunes filles disent à leur maman ou à leur mari Tati, Tati, Tati… »
Tati n’arrive finalement pas à faire face à la concurrence et ne parviendra pas à se réinventer pour résister à H&M et consorts : l’enseigne perdra jusqu’à 40 000 euros par jour. Tati est vendu en 2004 au groupe Vetura, puis à Eram en 2007, qui supprimera les bacs à fouille pour mettre des rayons traditionnels, mais qui n’arrivera pas à remonter la pente. À Barbès, pendant ces périodes, les succursales de Tati ferment progressivement…
En 2017, Gifi rachète Tati, transforme plusieurs des magasins en Gifi, en ferme d’autres… Seul sera conservé sous l’enseigne Tati le magasin de Barbès, mais face au Covid-19, le groupe annonce la fermeture définitive du magasin qui sera transformé en logements, bureaux, commerces et hôtel.