« Comme sur Twitter en 2009, il faut dorénavant aussi briller sur LinkedIn par son esprit, sa capacité à surprendre et à sortir « des chemins battus. » «De la même manière qu'il est de plus en plus difficile d'avoir des hobbies sans être assailli par l'obligation d'en tirer des revenus en se créant un compte Patreon ou de partir en voyage sans poster sur Instagram, il est de moins en moins accepté de vivre des expériences qui ne pourront pas donner lieu à un post LinkedIn expliquant que la sculpture sur bois ou la cueillette de champignons en Centre-Val de Loire nous ont permis de nous « optimiser. »
Citations pseudo-philosophiques, anecdotes larmoyantes et mantras empruntés au développement personnel : quand LinkedIn devient un grand fatras de tout et de n'importe quoi.
La pandémie a-t-elle tué l'esprit de la startup nation ? Du tout. Sur Linkedin, il vibre encore. Alors que de Reddit à Youtube et prend de plus en plus d'ampleur, le réseau social professionnel semble imperméable à toute remise en question de la valeur travail. Et cela va loin. , on n'hésite plus à évoquer l'enterrement de son oncle ou sa retraite yoga au Portugal pour en tirer « des leçons business. » Le tout dans un nuage d’émoticônes fusée et poing levé.
Linkedin, le QG de la startup nation
Loin de rebuter les internautes, LinkedIn séduit de plus en plus. Selon , la base des membres inscrits s'est accrue de 11 % au cours des 12 derniers mois (soit une augmentation de plus de 81 millions de membres) pour un total qui avoisinerait les 808 millions utilisateurs début 2022.
Si vous en faites partie, vous avez sans doute vu passer ces publications un peu lunaires qui tout de go croisent Nietzsche (pourquoi toujours lui ? Mystère), et de la sophrologie, qui a rendu leur auteur plus fort. Les hashtags qui ont la côte parlent d'eux mêmes : #inspiration, #motivation, #success, #happiness et autre #mindfulness ou #gratitude... Soigneusement recensés par le compte Twitter (plus de 57 000 abonnés) tenu par les fondateurs de , ces postes qui « inspirent » les uns font grincer des dents les autres. La recette de ces posts pénibles : de l'intime, de l' « aspirationnel » , et surtout du business. Au programme : donner du feed-back aux nouveaux nés (il n'est jamais trop tôt pour s'y mettre) et comprendre pourquoi écrire au crayon à papier fait de vous un loser qui a peur de l'échec.
Côté anglophone, le compte Twitter (187 000 abonnés) récolte aussi de jolies pépites, à l'instar de ce post dans lequel un pauvre homme se réjouit d'avoir eu l'occasion de travailler à l’hôpital le jour de l'accouchement de sa femme. (Pardon ? ) Grâce à la nouvelle flexibilité du travail introduite par la pandémie, le cadre se réjouit de pouvoir « donner le maximum à ses clients et à sa famille. » (Dans cet ordre.)
Le Génocide, point Godwin de LinkedIn ?
Récemment, une publication LinkedIn en a fait tiquer plus d'un. L'autrice se déclarait « engagée CONTRE LE GÉNOCIDE DES ASSOCIÉS qui freine ⭐ la croissance des entreprises » , etc... Cette fois, ce n'est plus seulement triste, c'est carrément flippant. Encore plus déroutant que le post lui-même, les commentaires des internautes qui ne semblent pas trouver la comparaison choquante et n'hésitent pas abonder dans le sens de l'autrice. Dans la même veine, plusieurs posts (aujourd'hui retirés pour la plupart) ont fleuri sur le réseau social professionnel, utilisant cette fois les photos du sauvetage du petit garçon marocain Rayan tombé dans un puits assorties de citations business-friendly.
La question peut se poser : ne serions-nous pas en train de perdre pied ? À force de (se) raconter des histoires, les entreprises ne nous auraient-elles pas entraînés à balancer sur LinkedIn tout et n'importe quoi dans une novlangue de plus en plus grotesque ? Pourquoi règne sur ce réseau (et plus généralement dans le monde de l'entreprise) ce sentiment d'impunité dans l'appropriation de concepts et disciplines qui n'ont a priori rien à voir avec lui ?
Tout doit être exploitable
Plusieurs hypothèses. La première, c'est qu'il faut bien masquer la vacuité des discours qui y sont véhiculés. Puisque parler RIO ou résilience peut s'avérer quelque peu aride - voire rebutant - on enrobe les discours d'imageries de plus en plus inattendues et farfelues afin de marquer les esprits et de sortir du lot. Comme en 2009, il faut dorénavant aussi briller sur LinkedIn par son esprit, sa capacité à surprendre et à sortir « des chemins battus. »
La deuxième, c'est notre inclination à vouloir exploiter et rentabiliser chaque moment de vie pour en tirer des leçons pouvant profiter à l'entreprise. De la même manière qu'il est de plus en plus difficile d' sans être assailli par l'obligation d'en tirer des revenus en se créant un compte Patreon ou de partir en voyage sans poster sur Instagram, il est de moins en moins accepté de vivre des expériences qui ne pourront pas donner lieu à un post LinkedIn expliquant que la sculpture sur bois ou la cueillette de champignons en Centre-Val de Loire nous ont permis de nous « optimiser. »
La troisième, c'est que les employés sont eux-aussi peu à peu contaminés par qui frappe les startuppeurs en cours de levée de fonds. Utilisé pour convaincre les investisseurs de la viabilité de son projet, le pitch « oblige à simplifier les propos à l’extrême. Il faut recourir à des raccourcis. Alors, on dévie de la réalité, des faits... » , résumait Arthur De Grave à la sortie de son ouvrage . Et ces raccourcis conduisent à certaines dérives et appropriations malheureuses. Appropriations parfois instrumentalisées... La dernière en date : le stoïcisme.
Le stoïcisme, la dernière marotte de la Silicon Valley
Comme , les guides pratiques sur cette école de philosophie hellénistique s'arrachent aujourd'hui, de Wall Street à la Silicon Valley. Sur les réseaux, les citations de l'empereur romain Marc Aurèle ont remplacées celles de Nietzsche.
Or, selon la spécialiste allemande de philosophie grecque Anna Schriefl interrogée par le média, les manuels à destination des cadres se sont bien souvent retrouvés vidés d'une part de leur substance, amputés de nuances. Cette fois, le raccourci consiste à penser (à tort) que la philosophie stoïcienne favoriserait la passivité face aux épreuves de la vie. Au hasard : faire des heures supplémentaires non payées ou subir une hiérarchie toxique. Une théorie que les managers ne rechigneraient pas à diffuser. Via LinkedIn ? Ce n'est qu'une question de temps.