J’ai eu le plaisir d’accompagner ces deux dernières années les équipes de Boukè.Media, le média de proximité de la zone Namur-Philippeville à l’occasion d’une mission “Innovation en résidence” *. Cette mission, confiée en 2022 par le conseil d’administration, poursuivait plusieurs ambitions liées à la transformation et à l’acculturation numérique du média. En clair, ma mission était d’initier, développer et implémenter des contenus, solutions et produits audiovisuels numériques innovants; des programmes mixtes (internes et externes) de formation et d’éducation aux médias et des partenariats stratégiques avec des institutions, des entreprises, des écoles et des acteurs de l’écosystème des industries culturelles et créatives en Wallonie et en Francophonie.
Au terme de cet accompagnement, le 31 mars dernier, j’ai transmis un rapport détaillé au CA et à la direction du média, mais j’avais aussi envie, avec leur accord, de vous en partager les quelques lignes de force, expurgées des recommandations stratégiques et des considérations propres à Boukè et à son personnel, pour d’évidentes raisons de confidentialité et d’exclusivité.
*N’hésitez pas si vous avez des questions ou envie de plus de précisions quant aux modalités de ces missions “en résidence” pour des medias, des marques ou des institutions. 💬 Discutons-en
La nécessité d’organiser l’information et sa circulation en interne dans une boite qui en produit tous les jours en quantité considérable n’est pas forcement une évidence. Et pourtant, l’absence de documentation et de traçabilité dans la gestion des projets constitue un écueil récurrent dans leur aboutissement, tend à rendre ceux-ci moins performants et moins reproductibles. L’impact réel et surtout la valeur perçue de ces projets s’en trouve considérablement diminué, particulièrement lorsque les équipes n’ont pas la possibilité de s’approprier ces projets, de les faire évoluer, de les transformer (et de décider d’y mettre fin, quand c’est nécessaire)
Documenter, ce n’est pas subir un “flicage” des chefs, mais bien s’offrir la possibilité de soulager son cerveau d’une quantité d’informations pratiques afin de lui permettre de se consacrer à des tâches réellement créatives. La centralisation du suivi et la systématisation du reporting, autrement que via forward de mails ou dans de multiples documents et fichiers éparpillés dans d’obscurs drives et disques durs, est d’autant plus essentiel que le travail à distance permet une flexibilité accrue et que les cycles de productions en mode projet peuvent se multiplier , offrant de nouvelles temporalités.
Pour Boukè, nous avons fais le choix d’utiliser Notion, qui a d’abord été introduit auprès de l’équipe de direction, afin de documenter les décisions et les actions à mener lors des réunions hebdomadaires du comité de pilotage. Ensuite, c’est l’équipe web qui a été initiée à la priorisation et au suivi de son workflow de production, particulièrement en ce qui concerne les contenus non linéaires (réseaux sociaux et site internet). L’équipe étant restreinte et composée de profils différents, dont certains en externe, l’utilité de ce suivi s’est imposée d’elle-même et aujourd’hui la quasi intégralité des productions numériques fait désormais l’objet d’un suivi via cet outil. Même si des gains évidents en terme d’efficacité et de productivité ont été constaté, l’intégration de l’outil au sein de la rédaction est moins rapide et se fait selon les projets prioritaires et l’appétit de chacun.
La plateforme est aujourd’hui utilisée en production par la moitié du personnel et à 100% par les équipes web et administratives
Afin d’accroître le “réflexe numérique”, nous avons également développé et intégré une web-application, développé sur Glide et couplée à Notion via leur API, pour permettre au personnel, dans une seule et même interface, d’effectuer des demandes liées à des problèmes techniques (matériel et logiciels de tournage/montage, etc), à des problèmes de maintenance dans le bâtiment, mais aussi toute une série de demandes liées à la production d’éléments graphiques et de promotion, via l'équipe web. A ce système de ticketing intuitif est venu s’ajouter une solution d’introduction et de gestion des notes de frais, qui se fait désormais exclusivement par ce biais, sur téléphone et sur desktop.
Cette web-application est aujourd'hui utilisée en production par l'intégralité du personnel.
La documentation est un “never ending process” qui rencontre un certain nombre de freins, selon les structures et le nombre de personnes à onboarder, parce que le changement est réellement structurel. Mais, une fois en place, son utilité n’est que très rarement remise en cause, son évolution peut se faire de manière incrémentale et organique, à un coût marginal, en fonction des besoins et des opportunités. Les effets positifs de cette transparence peuvent irradier longtemps après la mise en place de l’outil et même si celui-ci devait changer ou ne plus être maintenu, la culture d’entreprise en aura été modifiée, pour de bon et pour longtemps . Il existe bien sur différents outils et plateformes pour parvenir à introduire ces habitudes et à les pérenniser, en veillant à ce qu’il n’y a pas d’overlap avec des process et des outils existants, au risque d’être perçu comme une perte de temps ou de la bureaucratie inutile.
En ce qui concerne le volet production, nous avons tout d’abord réaligné le design et l’habillage de la présence du média sur les différents réseaux sociaux et ses plateformes externes, établi des formats, fixé des règles et donné un cadre au sein duquel la créativité pouvait encore mieux s’exprimer. Une autre opportunité que nous avions identifiée et sur laquelle nous voulions travailler, c’était le “retour au direct”.
L’absence quasi totale d’émission en live (à l’exception d’une émission sport, le dimanche) m’avait en effet assez surpris lors de l’état des lieux initial. Si des ados dans le fond de leur chambre avaient pu passer le confinement à produire de la vidéo en direct aux quatre coins de la planète, techniquement, une télévision était bel et bien à priori l’endroit le mieux équipé pour ce genre d’exercice … Sauf que, qui dit “direct” dit aussi “sans filet” et surtout “réactions du public”. Encore faut-il pour cela savoir à qui on s’adresse, à quel(s) profil(s) d’audience, avec quelles attentes, selon quels critères décider d’y aller .. ou pas. etc. Et quand depuis presque toujours le linéaire n’a jamais fait, ou très peu, l’objet de mesures quanti et quali de cette audience, la survenance du numérique et de sa traçabilité minutieuse peuvent à tout le moins décontenancer, voire effrayer.
Nous avons donc testé et expérimenté, beaucoup, souvent sans grand monde dans le chat. Nous savions que cela allait être le cas et c’est pour pour ça que nous nous y sommes collés en premier, avec Greg le rédac chef, Seb, le directeur marketing, et tout ceux et celles qui avaient envie de jouer le jeu. Littéralement, puisqu’au début j’ai installé mon propre matériel de streaming dans l’ancienne régie du 3ème et nous avons joué à Fifa. Il n’y avait aucune raison de demander aux équipes d’oser se lancer si nous ne montrions pas d’abord l’exemple. Il n’y avait qu’une seule façon de savoir si la grammaire du direct en dehors de la TV était compatible avec les ambitions du média: y aller et voir ce que ça allait donner. Tester, mesurer et s’adapter.
Cette trajectoire, nous l’avons également inscrite dans une volonté de répondre aux nouvelles exigences du CSA en matière de productions numériques. L’idée sous-jacente était de profiter du direct pour tester l’interactivité potentielle, mais aussi de “snacker” ces contenus, en faire des capsules à part entière pour les réseaux sociaux, afin de donner plusieurs vies à ce matériel brut réalisé en direct. Faire en sorte que ces contenus deviennent effectivement le meilleur marketing du média. Et vice-versa.
Nous avons donc identifiés un certain nombre de projets et d’événements pour engager l’ensemble des équipes techniques, rédactionnelles et marketing afin de s’approprier les nouveaux workflows de production, notamment via des duplex effectués via des smartphones, en plus de retransmissions plus classiques, en linéaire, le tout agrémenté d’un chat, avec le public, sur Twitch.
A noter qu’il eut évidemment été pertinent de développer un stream et un chat au sein-même du site bouke.media mais pour diverses raisons techniques l'acquisition de trafic, le développement d'une audience propre sur site (création d’un profil utilisateur, par exemple), ainsi qu'une diversification des contenus proposés étaient particulièrement limités.
Nous avons donc fait le choix de développer une stratégie hors site, dans un premier temps, mais de garder cette technologie la plus ouverte et compatible possible afin de pouvoir la migrer sur le site media courant 2024, en intégrant le chat directement au site, de continuer à valoriser ce pipeline d’acquisition d’audience tout en capitalisant sur la dynamique d'interactivité et l’expérience acquise.
L'importance d'un chat indépendant des grandes plateformes, développé par Wathan, et d'une plateforme de streaming également hébergée en interne fait partie de cette stratégie de réappropriation des contenus et de l'interactivité avec les audiences, afin de ne pas dépendre exclusivement d’une plateforme comme Twitch, détenue par Amazon, et de préserver l'indépendance à long terme du média
Il est à noter que différentes fonctionnalités liées à la “gamification” de l’expérience d’utilisation du chat (quiz, concours, points à gagner et à échanger contre des tickets d’entrée dans des musées, des manifestations culturelles, etc) ont également été développées mais n’ont pas encore pu être testées pleinement dans la version actuelle du dispositif.
Ce nouvel environnement a permis à la fois d'initier les équipes à une nouvelle grammaire audiovisuelle, liée aux réseaux sociaux, mais aussi de se rapprocher d'une audience à laquelle Boukè ne s'adressait pas ou peu à travers le linéaire. Grâce à cette dynamique, la régie du 3ème où les expérimentations avaient commencé 2 ans plus tôt s’est transformée en véritable studio de talk, utilisé aujourd’hui pour des productions régulières, avec notamment l'arrivée d'une émission Santé ainsi que d'une émission Technologique et une émission liée au Gaming.
Le bulletin annuel du CSA, délivré à l'automne 2023, plaçant Boukè comme le premier media de proximité en termes de production propre digitale, est venu valider cette stratégie, même si elle reste évidemment perfectible et que d’autres KPI devront être déployés afin de jauger de l’efficacité à long terme de ce dispositif, mais il a d”ores et déjà prouvé qu’il était susceptible d’attirer de nouveaux publics, et de nouveaux partenaires, notamment commerciaux.
Tout au long de cette mission, nous avons déployé un certain nombre de formations individuelles et collectives afin de permettre une montée en compétences aussi bien des journalistes que des techniciens. Avec le recul, ces formations auraient probablement pu être plus nombreuses et fréquentes, mais les demandes étaient parfois singulièrement contradictoires, entre volonté affichée d’apprendre et aversion avérée à la prise de risque.
Pour d’évidentes raisons de confidentialité, je ne m’étendrai pas ici sur la nature des partenariats stratégiques auxquels j’ai pu contribuer mais, d’une manière générale, j’espère que mon rôle de “connecteur” a permis au media de nouer des relations privilégiées avec d’autres acteurs de l’écosystème des industries culturelles et créatives en Belgique et à l’étranger, ainsi qu’avec l’univers académique, en témoigne d’ailleurs un certain nombre de projets désormais opérationnels et soutenus aujourd’hui par la direction générale.
Je dirais juste que les médias ont plus que jamais besoin de manière vitale de se dégager de nouvelles marges afin de contrer non seulement l’indexation structurelle des coûts existants ainsi que le déclin inexorable des revenus publicitaires “traditionnels”. Il convient par ailleurs de continuer à pouvoir investir dans la formation continue de son personnel, notamment en ce qui concerne l’intégration de l’intelligence artificielle dans les processus créatifs, dans l’accompagnement des futurs talents et dans la production de contenus de qualité, en linéaire et en non linéaire, eu égard aux missions de services publics qui leur incombent.
Si la transformation numérique d’un media revêt des enjeux techniques évident, elle est toutefois avant tout un processus humain. Etre un facteur de changement vous place dans une posture un peu particulière, à mi-chemin entre le sauveur providentiel (ce que je n’ai jamais prétendu être) et l’emmerdeur patenté (ce que je ne pense pas être non plus). Qui plus est quand vous êtes “externe” à l’organisation, vous devez sans cesse vous justifier de la confiance que vous réclamez de la part des équipes, et leur donner des gages de votre loyauté, d’où le fait d’avoir mis les mains dans le cambouis plus souvent qu’à mon tour. Ce qui, je l’avoue volontiers, est aussi quelque quelque chose qui continue à me procurer énormément de plaisir. Parce que la taille de la structure et son organisation le permettait, j’ai donc tenté de faire preuve d’agilité, en accélérant et en forçant parfois un peu le train, et en calmant le rythme volontairement à d’autres moments, pour essayer de garder un maximum de personnel engagé dans la démarche.
Tout ne s’est pas déroulé sans accroc, loin s’en faut, mais j’ai été particulièrement heureux de l’accueil qui m’a été réservé et reconnaissant pour la qualité de nos échanges, l’ouverture d’esprit et les propositions bigrement innovantes qui ont été mises sur la table, tant par la rédaction que par les équipes techniques. J’ai noué des amitiés qui perdureront, et c’est probablement là mon motif de satisfaction le plus important, en plus d’avoir pu accompagner le média qui m’avait permis, 25 ans plus tôt, de faire mes débuts en tant que journaliste.
Au terme de cette mission, je tiens surtout remercier Valentine Lissoir, sa Directrice Générale, avec qui j’ai pris beaucoup de plaisir à interagir dès son recrutement et à challenger les projets qui ont émergé de nos discussions. Merci aussi à Gregory Anciaux, rédacteur en chef, Sébastien de Foere, directeur Marketing, Damien van der Straten, directeur technique, et Pascal Jendot, directeur d’antenne, avec qui au sein du Copil j’ai eu l’honneur de travailler, ainsi qu’avec Nicolas Imprugas et toute l”équipe web. Les avancées substantielles, les petites et grandes victoires et les milestones franchis au cours de ces derniers 24 mois n’auraient pas pu l’être si notre collaboration n‘avait pas été aussi intense, respectueuse et très honnêtement, si amicale. Merci aussi au conseil d’administration de Boukè et en particulier à son président, Michael Van Cutsem, pour la confiance qu’il m’a accordé tout au long de cette mission. Merci aussi à Fabien Bruyneel, qui a été le déclencheur de cette collaboration.
Et bien sûr, un tout grand merci aussi à toutes les équipes de Boukè et de Callisto pour leur enthousiasme et leur accueil. J’espère sincèrement que nous aurons encore l’occasion de collaborer et je leur souhaite vraiment tout le meilleur pour la suite !